Sous l’océan
L’océan profond, avec près de trois quarts de l’eau des océans, garde encore de nombreuses questions sans réponses. Difficile d’accès pour l’observation et longtemps relayé au second plan, l’intérêt des scientifiques pour les mécanismes physiques qui le régissent fait surface aujourd’hui. Casimir de Lavergne, océanographe au LOCEAN-IPSL, étudie les mouvements et les interactions de l’océan profond et discute du chemin à parcourir pour mieux les comprendre.
Pour se faire une idée des perturbations possibles liées au changement climatique, il faut avant tout connaître avec une bonne précision les mécanismes naturels des systèmes climatiques. Et certains sont encore trop méconnus, comme ceux mettant en mouvement l’océan profond. « Lorsque que nous arriverons à mieux comprendre ces mécanismes physiques de l’océan nous pourrons regarder comment une perturbation du climat peut affecter ces processus et ce que cela signifie pour l’évolution des climats futurs » commence Casimir de Lavergne, océanographe physicien au LOCEAN-IPSL.
Pourtant il est de plus en plus mis en évidence que l’océan profond joue un rôle considérable sur le climat, notamment à travers le phénomène de pompe de carbone. Les mouvements à l’intérieur de l’océan envoient le carbone d’origine humaine en profondeur où il sera stocké et font remonter à la surface des nutriments essentiels à l’activité biologique. Leur étude est un sujet clé pour comprendre les quantités de CO2 que l’océan va stocker en profondeur et pour combien de temps. D’autres aspects de la vie marine y sont liés comme l’oxygénation, en renouvelant l’oxygène en profondeur. Mais les moteurs et la structure des courants de l’océan intérieur sont encore mal compris, l’observation y étant par ailleurs difficile.
D’où viennent les courants ?
Plusieurs effets impactent de manière directe ou indirecte les mouvements dans l’océan intérieur. Les vents génèrent des courants à la surface et transportent plus ou moins d’eau localement en fonction de la force du vent. Les différences de force entre ces courants vont entraîner des eaux profondes à remonter vers la surface ou au contraire amener certaines masses d’eau à plonger. L’attraction gravitationnelle entre la Lune et la Terre induit un phénomène de marée dans tout l’océan, sur toute la colonne d’eau (pas seulement sur nos plages !). Les courants de marée peuvent être perturbés par la forme du plancher océanique. Sur une surface rugueuse, ces courants rapides auront tendance à créer de la turbulence en partie responsable des courants plus lents de grande échelle, qui relient la surface et l’océan profond. « Il y a encore d’autres facteurs difficiles à quantifier comme les échanges de chaleur et d’eau douce à l’interface air-mer, mais cela est encore sujet à débat » annonce Casimir de Lavergne.
Cependant le chercheur ajoute qu’un « autre phénomène à l’origine des mouvements de l’océan profond prend de l’ampleur grâce à de nouvelles estimations : le chauffage géothermal ». Longtemps considérée anecdotique, il s’avère que la part du chauffage géothermal serait majeure pour la circulation profonde de l’océan Pacifique. Ce phénomène réchauffe les eaux de fond, les rendant plus légères et leur permettant ainsi de remonter. Des recherches dans les années 2000 ont mis en évidence un effet significatif mais assez faible, qui est aujourd’hui revu à la hausse. « Aussi, des avancées théoriques nous ont fait réaliser que même un faible chauffage au fond de l’océan peut avoir de grandes conséquences, car il agit tout le temps, sur une grande surface et sur des eaux assez homogènes » insiste Casimir de Lavergne.
Des avancées récentes
Cela met en évidence le caractère récent et mouvant de la compréhension des courants qui habitent les abysses océaniques. L’océan intérieur et profond a longtemps été passé au second plan car ces mécanismes semblaient moins impactant pour le climat, plus lents qu’en surface mais aussi plus difficiles à observer. Il est possible d’obtenir des mesures directes mais extrêmement localisées des courants profonds, et il est délicat d’extrapoler ces données à l’ensemble d’un bassin. De nombreuses incertitudes persistent et la connaissance des mouvements, de leur intensité et de leur structure reste peu précise.
Cela rend aussi difficile l’intégration de ces phénomènes dans les modèles qui disposent encore d’une image assez floue, avec une faible résolution et une représentation grossière des interactions au niveau du plancher océanique. « Nous avons déjà une précision assez faible avec les observations, cela rend l’évaluation des modèles plus difficile » souligne Casimir de Lavergne. Les courants profonds sont présents dans les modèles, de même que l’effet des marées et les interactions avec l’atmosphère, mais leur représentation n’est pas complète. « Beaucoup de modèles n’incluent pas le chauffage géothermal par exemple, ni certains aspects de la turbulence due aux marées » ajoute-t-il.
Et si le climat change ?
Cette compréhension encore trop peu détaillée des profondeurs océaniques complique l’estimation de leur réponse au changement climatique. « Le renouvellement des réservoirs de carbone mais aussi les nutriments et la chaleur dans l’océan profond sont de grandes questions » indique Casimir de Lavergne. Ces réservoirs sont reliés à l’atmosphère via un réseau de courants. Pour y voir plus clair les chercheurs ont besoin de mieux savoir comment fonctionnent ces courants et quelle est leur sensibilité à un changement des conditions atmosphériques. Le changement climatique en cours avec un réchauffement global entraîne plusieurs évolutions. « Nous avons des indices sur certains changements, notamment dans l’océan austral si les vents se décalent cela pourrait impacter la remontée d’eau depuis l’océan profond vers la surface » illustre le chercheur. Ce qui pourrait avoir des conséquences sur la remontée de carbone et des nutriments vers la surface, mais c’est essentiellement le premier qui intrigue les chercheurs.
Un tel phénomène a pu se produire lors de changements climatiques passés. Lorsque la Terre est sortie de l’ère glaciaire vers une ère interglaciaire, le climat s’est réchauffé. Cette évolution naturelle s’est faite sur une dizaine de milliers d’années et est donc bien différente du changement brutal et rapide actuel. Cela dit, savoir ce qui a changé pendant cette phase vers un climat interglaciaire est un indicateur utile pour estimer les évolutions futures possibles. « Une hypothèse ancienne et forte discute du fait que les vents se seraient décalés et cela aurait entraîné une modification importante de la circulation océanique avec un impact sur la remontée de carbone » souligne le chercheur. Mieux comprendre ces évolutions du climat passé donne des indications majeures sur l’évolution du climat à suivre, et de nombreux points restent à éclaircir.
Une tendance plausible au cours du siècle présent, dont les indices se multiplient, est un ralentissement des courants descendants vers les profondeurs autour de l’antarctique. Le réchauffement climatique accélère la fonte des glaciers et entraîne un apport d’eau douce à la surface de l’océan austral. La salinité de l’eau modifie sa densité et cet apport d’eau douce rend les eaux plus légères et diminue leur descente en profondeur. « Un ralentissement de cette circulation abyssale est possible et probablement déjà amorcé, induisant un changement sur le renouvellement des réservoirs plus profonds de l’océan » mentionne Casimir de Lavergne.
« Nous remarquons aujourd’hui que l’océan très profond se réchauffe assez vite et une hypothèse probable y voit un signe d’un ralentissement de la circulation abyssale » ajoute-t-il. Plus de chaleur est alors stockée en profondeur car les eaux froides antarctiques descendent plus lentement, et entraînent alors moins de carbone en profondeur avec elles. « Nous en savons encore peu sur ces changements et leur lien avec le changement climatique, mais le GIEC devrait présenter cet été dans leur rapport les consensus sur les hypothèses possibles des tendances d’évolution » conclut le chercheur.